Pour contrôler les rejets de gaz à effet de serre, un grand nombre d’économistes recommandaient l’introduction d’une taxe carbone. Cependant, les pourparlers mondiaux ont penché en faveur des systèmes de marché promus par les États-Unis. Qu’en est-il de la taxe carbone à l’heure actuelle ?
Sur le plan économique, le changement climatique est considéré comme une défaillance du marché : nous ne payons pas le coût réel des produits ayant une forte empreinte carbone, car ce coût n’est pas inclus dans leur prix. En conséquence, nous produisons trop de carbone. Au début du 20e siècle, Arthur Cecil Pigou a présenté l’idée du pollueur-payeur, suggérant que les pollueurs devraient payer le coût sociétal de leurs actions. Si le coût social d’un produit augmente son prix, on en produira moins, et inversement, si un produit apporte un bénéfice social et que son prix diminue, on en produira plus.
En France, cette notion a commencé à prendre de l’ampleur à la fin des années 1980. À cette époque, la France était considérée comme un mauvais élève en matière d’environnement. Il était donc nécessaire de réengager la diplomatie française sur la question du climat. En 1989, la France, en collaboration avec les Pays-Bas et la Norvège, a organisé la conférence de La Haye, qui a promu l’idée d’une autorité mondiale de l’atmosphère. En France, Brice Lalonde a lancé un groupe de travail interministériel sur l’effet de serre. Ce groupe était dirigé par Yves Martin, qui était un fervent partisan de la taxe carbone, tout comme Brice Lalonde. Des économistes français ont commencé à travailler sur la modélisation d’une taxe carbone, appelée à l’époque « écotaxe ».
La France a transmis à la Commission européenne un mémorandum recommandant l’adoption de l’écotaxe au niveau européen, une idée qui sera reprise par le commissaire européen à l’environnement et à l’énergie, l’écologiste italien Carlo Ripa di Meana. En octobre, le Conseil européen des ministres de l’environnement a approuvé le principe d’une écotaxe, que l’Europe devra défendre au niveau international lors du Sommet de la Terre à Rio, prévu pour l’année suivante.
Opposition des entreprises à l’écotaxe
Cependant, les entreprises françaises se sont mobilisées contre cette écotaxe. Elf Aquitaine, dirigée à l’époque par Loïc Le Floch-Prigent, a été à la tête de cette opposition. Les entreprises ont intensifié leur lobbying auprès de ministres plus favorables à leurs intérêts : Edith Cresson et Pierre Bérégovoy, qui ont succédé à Michel Rocard à Matignon, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, et surtout Dominique Strauss-Kahn, qui est arrivé à Bercy. Alfred Sirven, bras droit de Loïk Le Floch-Prigent à Elf Aquitaine, a infiltré l’entourage des ministres et a distribué des pots de vin et des cadeaux. Leur objectif était de lutter contre l’écotaxe, qui était à l’époque la principale préoccupation du groupe. Ils ont donc tout fait pour tuer l’écotaxe : rencontres à l’Élysée, colloques publics pour dénoncer l’écotaxe, mensonges sur la réalité du changement climatique, remise en question de la science… Et finalement, c’est la position de Strauss-Kahn qui a prévalu : le 13 décembre 1991, il a réussi à repousser le projet d’écotaxe européenne, en invoquant la nécessité d’analyses économiques supplémentaires.
À partir de ce moment, le projet d’écotaxe a progressivement été abandonné : en mai 1992, la Commission européenne a conditionné le projet à l’instauration d’une taxe similaire par les États-Unis et le Japon. Quelques jours plus tard, le Conseil des ministres européens de l’énergie a retiré complètement le projet, à la demande de la France : Dominique Strauss-Kahn a fait valoir qu’une telle taxe serait une menace pour l’emploi et la compétitivité des entreprises européennes. Ce retrait a entraîné la démission du commissaire européen Carlo Ripa di Meana, qui a refusé de représenter la Commission européenne lors du Sommet de la Terre à Rio. Cet échec a laissé un goût amer à Jean-Charles Hourcade. Il se demande : « Pourquoi ça échoue ? Parce que ce n’est pas discuté dans le débat public. C’est la première chose. C’est un sujet pas très important. Et la deuxième chose, c’est qu’il y a des intérêts réels en jeu. »
En 2006, le pacte écologique
Malgré cet échec au niveau européen, les négociations pour préparer le Protocole ont donné l’occasion de remettre la taxe carbone sur la table. Il fallait choisir l’instrument qui permettrait de réguler les émissions. Soit on opte pour une approche fiscale, qui permet de fixer le prix, mais pas les quantités. Soit on opte pour une approche de marché, qui permet de fixer les quantités, mais pas les prix. C’est cette deuxième approche qui a été retenue, sous l’insistance des Américains. Encore une fois, la taxe carbone a été écartée. Cependant, le débat a été relancé au niveau national : en 2006, l’écologiste Nicolas Hulot a fait signer aux candidats à la présidentielle un « pacte écologique », qui engageait leur soutien à des mesures environnementales ambitieuses. Parmi ces mesures « concrètes et applicables à court terme », se trouvait la taxe carbone. En 2007, Nicolas Sarkozy a été élu président, et il était signataire du Pacte. À la suite du Grenelle de l’environnement, il s’est engagé à la création d’une taxe carbone, en échange d’une baisse de la fiscalité sur le travail.
Le Président a confié à Michel Rocard la présidence d’un groupe de travail sur le sujet, qui devait lui faire des propositions concrètes. Pour l’aider, on lui a adjoint les services d’Yves Martin, probablement le plus grand partisan de la taxe carbone en France. En juillet 2009, Michel Rocard a rendu son rapport : la taxe carbone a été rebaptisée « contribution climat énergie », et le rapport recommandait de la fixer à 32 euros par tonne, un montant qui augmenterait chaque année de 5% pour atteindre 100 euros par an en 2030. Le rapport de Michel Rocard a souligné l’extraordinaire consensus qui s’est formé parmi les experts autour de la taxe.
La majorité des Français opposés à la taxe carbone
Si la taxe est consensuelle parmi les experts, ce n’est pas le cas dans l’opinion publique. Deux tiers des Français sont opposés à la taxe, selon les sondages, et le Premier ministre François Fillon souhaite réduire le montant de la taxe à 14 euros par tonne. Le 10 septembre 2009, lors d’un déplacement dans l’Ain, Nicolas Sarkozy a tranché : ce sera 17 euros par tonne, soit la moitié du montant proposé par Michel Rocard.
Pour les écologistes, c’est un coup dur. Cécile Duflot dénonce une taxe qui ne sert qu’à renflouer les caisses de l’État, mais pas du tout à réduire les émissions. Les socialistes considèrent la mesure comme injuste pour les classes populaires et vont saisir le Conseil constitutionnel. La loi est votée le 18 décembre 2019, mais elle est invalidée par le Conseil constitutionnel 11 jours plus tard, le 29 décembre : le Conseil estime que la loi crée une rupture de l’égalité devant l’impôt et prévoit trop d’exceptions. En mars de l’année suivante, le gouvernement abandonne définitivement le projet de taxe carbone, estimant qu’une telle taxe nuirait trop à la compétitivité des entreprises françaises et qu’une discussion au niveau européen est nécessaire… Discussion qui ne viendra jamais.
C’est finalement François Hollande qui va réintroduire et relancer la contribution climat énergie. En août 2013, le ministre de l’Écologie Philippe Martin a été invité à l’université d’été des Écologistes, alors encore appelés Europe Écologie Les Verts. Il a été chargé de les rassurer sur la politique environnementale du gouvernement, et a saisi l’occasion pour annoncer la création d’une nouvelle taxe carbone. Le 29 décembre 2013, exactement quatre ans après la censure du Conseil constitutionnel, la loi de finances pour 2014 a été votée, avec une taxe carbone qui entrera en vigueur au 1er avril 2014. Son montant initial est très modeste, à 7 euros la tonne de gaz à effet de serre, mais la loi prévoit des augmentations régulières : 14,50 euros en 2015 et 22 euros en 2016. L’objectif est d’atteindre, par des augmentations régulières, 100 euros en 2030 : l’objectif du rapport de Michel Rocard.
En 2018, la taxe carbone est fixée à 44,6 euros la tonne. Cependant, c’est surtout sur les carburants que la hausse est ressentie, ce qui pénalise les ménages situés en zone rurale qui sont contraints d’utiliser leur voiture pour des déplacements professionnels : c’est la France des ronds-points. La hausse de la taxe carbone va déclencher la colère des Gilets Jaunes. Face à la colère des manifestants et à l’impopularité de la taxe, le gouvernement décide de geler la hausse de la taxe.
Le retour de la taxe avec le Green Deal
Aujourd’hui, presque tous les experts recommandent une augmentation, même modérée, de la taxe : le montant actuel est insuffisant pour réorienter la consommation. Il faudrait atteindre au minimum 100 euros la tonne. En février 2022, le Conseil des Prélèvements Obligatoires a cherché à analyser l’impopularité de la taxe : il a constaté qu’elle pèse plus lourdement sur les ménages les plus modestes que sur les plus aisés, et a recommandé, pour la rendre plus acceptable, de détourner le principe de non-affectation des recettes et d’utiliser les recettes fiscales de la taxe pour des projets de transition ou pour soutenir des ménages plus modestes.
En France, la situation est donc au point mort. Cependant, entretemps, de nombreux pays ont adopté une taxe carbone, à commencer par la Suède, qui l’a adoptée dès 1991.
Et la taxe carbone pourrait bien refaire surface par le biais de l’Europe : en 2022, dans le cadre du Pacte Vert, l’Union européenne a adopté le principe d’un Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, c’est-à-dire une taxe carbone aux frontières européennes, pour les biens d’importation. C’est un élément clé du Green Deal. En principe, la taxe devrait être appliquée dès 2026 – à moins qu’il n’y ait pas d’autres revirements d’ici là, bien sûr…
« Les ratés du climat », un podcast France Matin de François Gemenne en collaboration avec Pauline Pennanec’h, réalisé par François Richer, mis en ondes par Thomas Coudreuse. Un podcast à retrouver sur le site de France Matin, sur l’application Radio France et sur plusieurs autres plateformes comme Apple podcasts, Podcast Addict, Spotify, ou Deezer.
0 commentaires